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« Il faut agir au plus près du travail réel des enseignants »

François Dubet
François Dubet
Sociologue de l’éducation, François Dubet indique que la réduction des effectifs n’a de valeur que si les pédagogies se transforment. Le spécialiste estime qu’il faut agir au plus près du travail réel des enseignants. « Tout ce qui peut aider ces équipes, s’assurer de leur cohérence et les soutenir est sans doute plus nécessaire que l’accumulation des réformes », affirme-t-il.

Malgré les conditions de travail dégradées (plus de bureaucratie, nombre d'élèves, pression de la hiérarchie ministérielle, des parents...), 85% des enseignants disent qu'il s'agit d'une vocation et qu'ils font ce métier pour transmettre des savoirs. Comment expliquez-vous cet attrait pour ce métier en dépit de toutes les vicissitudes ?

François Dubet : Comme beaucoup de professions, le travail des enseignants est vécu comme une vocation tenant aux valeurs qu’il porte, à son utilité, à l’engagement qu’il exige. Mais plus cette vocation est affirmée, plus les conditions d’exercice du métier sont critiquées. Tout se passe comme si le métier était « impossible ». Cette dialectique se retrouve dans un grand nombre de professions « vocationnelles », la santé, le travail social, mais aussi dans des métiers manuels et techniques. Dans bien des cas d’ailleurs, la tension est si forte que se posent des problèmes de recrutement qui ne se réduisent pas à des problèmes de salaire, même si ce n’est pas marginal.

Plus d'un tiers des enseignants estiment qu'ils n'exerceront pas ce métier toute leur vie, par manque d'énergie ou fatigue, ou lassitude... Que révèlent ces chiffres selon vous ?

Il est vrai que les métiers que j’évoque sont de plus en plus difficiles à exercer. On attend beaucoup de l’école : l’apprentissage et l’épanouissement des élèves, la réussite de tous et la promotion des meilleurs... De plus, le sanctuaire scolaire ne tient plus : les parents interviennent, il faut rendre des comptes, se préoccuper de l’avenir des élèves... Le temps n’est plus où l’enseignant était seul maître à bord dans sa classe et ne rendait de comptes qu’à un inspecteur tous les sept ou huit ans. Aujourd’hui les élèves réagissent, les parents interviennent, l’administration aussi…

Les élèves ne sont plus captifs comme ils l’étaient, et les enseignants s’épuisent à les motiver, à tenir l’ordre de la classe, à les engager dans des dispositifs… Comme bien d’autres métiers, l’enseignement est de plus en plus difficile et épuisant parce qu’il exige une mobilisation de soi et de sa personnalité, parce que les routines s’épuisent, parce que les élèves ne sont plus triés comme ils l’étaient.

Comme en médecine, les plus conservateurs considèrent que cette évolution est une décadence avec le triomphe de la technique et des droits des malades ; à l’école aussi, avec l’obligation de faire réussir tous les élèves, de tenir compte de leur singularité, de rendre des comptes, de travailler en équipe... Mais on peut aussi considérer qu’il est nécessairement plus difficile d’enseigner dans une école de masse promouvant l’égalité des chances que dans école traditionnelle où l’autorité pouvait aller de soi, où seuls certains pouvaient réussir, où les élèves étaient tenus de n’être ni des enfants, ni des adolescents.

Le principal frein à l'exercice du métier, ce sont les conditions de travail (49% des enseignants) devant le manque de reconnaissance de l'institution (33 de réponses) et le salaire (pour 14% des enseignants). Selon vous, qu'est-ce que cela signifie ?

Même si le salaire n’est pas rien, les conditions de travail et la reconnaissance sont essentielles et ne concernent pas que les enseignants, loin de là. Quelle est la profession qui, aujourd’hui, ne souffre pas d’une absence de reconnaissance et ne se sent pas méprisée ? Alors que l’engagement professionnel est de plus en plus suggestif et épuisant, chacun a le sentiment que ce prix subjectif est invisible. Toutes les professions qui travaillent sur autrui, partagent cette expérience. C’est une question essentielle et rappelons qu’elle a émergé fortement lors du mouvement d’opposition à la réforme des retraites.

Les enseignants estiment à 81% que le regard porté par la société sur leur métier est négatif. Quels sont les facteurs qui expliquent ce chiffre très important selon vous ?

D’après les sondages, les enseignants arrivent juste après les médecins et les scientifiques dans l’échelle des professions dignes de confiance. Contrairement à un cliché déjà ancien et familier aux enseignants, les Français estiment les enseignants. Les professeurs des écoles sont plus estimés que les professeurs, et les Français pensent très majoritairement que les enseignants devraient être mieux payés.

Mais depuis longtemps déjà, l’écart entre l’image positive des enseignants et l’image qu’ils ont de leur image, celle d’une dégradation, accompagne les mutations de l’école. Cet écart est souligné par Hervé Hamon (Tant qu’il y aura des profs) en 1984 et dans un sondage CSA/La vie de 1988 : 69% des enseignants pensaient que leur image est dégradée.

Il est vrai que ce prestige est loin des images d’Epinal du hussard de la République et du professeur savant à laquelle on se réfère souvent. Les Français sont de plus en plus diplômés et le différentiel des diplômes entre les enseignants et la population se réduit. Ce qui est à mettre au crédit de l’école. Par ailleurs, la culture scolaire est perçue comme scolaire et n’est plus identifiée à la « grande culture ». Les écrans, les réseaux et les médias offrent des alternatives. Surtout, les enseignants peuvent avoir le sentiment que les difficultés de leur métier sont ignorées. Le sentiment d’être méprisé est plus le reflet du malaise d’une profession qu’il n’est une réalité.

Il vient aussi sans doute de la distance entre ce que l’on attend de l’école et ce qu’elle peut faire. Alors que l’on attendait qu’elle instruise la masse et, à côté, des élites déjà triées, elle doit toujours instruire, mais promouvoir l’égalité des chances, tenir compte de la personnalité de chacun, favoriser l’intégration professionnelle, sans oublier les diverses « éducations à » : à la santé, à la sexualité, au civisme… Plus on attend de l’école, plus elle déçoit et plus les enseignants peuvent se sentir mal aimés, alors que ce n’est pas le cas. 

Si les enseignants devaient changer une chose, 30% d'entre eux répondent « l'institution, les réformes incessantes » et 26% la réduction des effectifs de classe. Comment analysez-vous ces réponses ?

Quand on aime son métier et pas ses conditions de travail, ces réponses se comprennent. Mais elles sont plus ambiguës qu’elles n'y paraissent. Bien sûr, je le comprends, les enseignants sont épuisés par les réformes, mais il faut bien réformer un système dont ils ne sont pas satisfaits. Tous les ministres sont dans une injonction contradictoire : agir, c’est multiplier les résistances et les conservatismes, ne rien faire, c’est laisser le système se dégrader. Peut-être faudrait-il agir au plus près des enseignants et des établissements, des conditions de travail, plutôt que de rêver d’une « grande réforme » dont on connaît généralement le destin.

De la même manière, la demande de réduction des effectifs de classes se comprend aisément. Mais sur les décennies passées, les effectifs ont été un peu réduits, sans que les apprentissages progressent pour autant. La réduction des effectifs n’a de valeur que si les pédagogies se transforment. Là aussi, il faut regarder les choses de près et agir au plus près du travail réel des enseignants.

Les enseignants vivent moins dans le ministère que dans des établissements et des équipes éducatives. Tout ce qui peut aider ces équipes, s’assurer de leur cohérence et les soutenir est sans doute plus nécessaire que l’accumulation des réformes. Sans oublier le chantier, national lui, du recrutement et de la formation des enseignants. Si l’enseignement est un métier, et un métier de plus en plus exigeant, on devrait former les enseignants comme des professionnels, et non comme des étudiants qui se convertissent assez tardivement vers un métier.    

1 commentaire(s)
Riourik69
- mer, 30/08/2023 - 19:52
Si cette enquête fut effectuée pour être analysée par un démolisseur de lEcole ! C'est beaucoup d'énergie, de temps et d'argent perdus !
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